Les choses

avaient bien changé depuis le temps où elle était petite fille. Les Freemantle, des esclaves affranchis, s’étaient installés au Nebraska, et l’arrière-petite-fille d’Abigaël, Molly, ricanait cyniquement quand elle disait que l’argent avec lequel le père d’Abby avait acheté la maison – l’argent que lui avait donné Sam Freemantle, de Lewis, en Caroline du Sud, pour les huit années que son père et ses frères étaient restés à travailler pour lui après la guerre de Sécession, était « l’argent du remords ». Abigaël retenait sa langue – Molly, Jim et les autres étaient jeunes, ils ne comprenaient rien à rien, sauf le bien tout blanc et le mal tout noir – mais en elle-même, elle avait roulé de grands yeux et s’était dit : l’argent du remords ? Eh bien, est-ce qu’il y a de l’argent plus propre que l’argent du remords ?

Ainsi, les Freemantle s’étaient installés à Hemingford Home et Abby, la dernière, était née ici même. Son père avait joué un bon tour aux Blancs qui ne voulaient pas acheter aux Nègres, aux Blancs qui ne voulaient pas leur vendre non plus ; il avait acheté de la terre, un petit bout par-ci, un petit bout par-là, pour ne pas inquiéter ceux qui avaient peur de ces « cochons de Nègres venus de là-bas » ; il avait été le premier, dans tout le comté de Polk, à pratiquer la rotation des cultures, le premier à utiliser les engrais chimiques ; et, en mars 1902, Gary Sites était venu à la maison annoncer à John Freemantle qu’il avait été élu membre de l’Association des agriculteurs. Premier Noir élu dans tout l’État du Nebraska. Une bien belle année.

Tout le monde avait sans doute une de ces années-là dans sa vie, « une bien belle année ». Pour tout le monde, pendant quelques saisons, tout semble aller tout seul, à merveille. Et ce n’est que plus tard qu’on se demande pourquoi. Comme quand vous mettez dix choses différentes dans le garde-manger, dix choses qui sentent très bon, et chacune prend un peu le goût de l’autre ; les champignons ont un goût de jambon, et le jambon un goût de champignons ; la venaison prend un léger goût de perdrix et la perdrix sent un tout petit peu le concombre. Plus tard dans la vie, vous souhaitiez que toutes ces bonnes choses qui vous arrivèrent toutes ensemble cette année-là se soient étalées un peu mieux dans le temps, que vous puissiez peut-être prendre une de ces bonnes choses et comme la transplanter en plein milieu de cette si mauvaise période de trois ans qui ne vous a plus laissé que de mauvais souvenirs, ou même pas de souvenirs du tout, mais vous saviez alors que les choses s’étaient déroulées comme elles devaient le faire dans le monde que Dieu avait créé, dans le monde à moitié défait par Adam et Ève – la lessive mise à sécher, le plancher encaustiqué, les bébés lavés et langés, les chaussettes reprisées ; trois années sans rien qui vienne rompre le flot gris du temps, à part Pâques, la fête des Morts et Noël. Mais les voies de Dieu étaient insondables et, pour Abby Freemantle comme pour son père, 1902 avait été une bien bonne année.

Abby pensait qu’elle était seule de sa famille – à part son père, bien entendu – qui avait compris quelle grande chose, quelle chose extraordinaire c’était d’avoir été invité à faire partie de l’Association des agriculteurs. Premier Noir à faire partie de l’Association des agriculteurs au Nebraska, et peut-être le premier aux États-Unis. Son père ne s’était pas fait d’illusions sur le prix que lui et sa famille devraient payer pour cet honneur, les plaisanteries grossières les insinuations racistes – surtout celles de Ben Conveigh – de ceux qui étaient contre. Mais il avait compris aussi que Gary Sites lui donnait plus qu’une chance de survie : Gary lui donnait la chance de prospérer comme les autres.

Membre de l’association, il n’aurait plus de mal à se procurer de belles semences. Il n’aurait plus à transporter sa récolte jusqu’à Omaha pour trouver un acheteur. Peut-être serait-ce aussi la fin de cette histoire de canal d’irrigation, de cette dispute avec Ben Conveigh qui ne pouvait pas blairer les Nègres comme John Freemantle, pas plus qu’il ne supportait les Blancs qui aimaient les Nègres, comme Gary Sites. Peut-être même que le percepteur cesserait enfin de le prendre à la gorge. Si bien que John Freemantle avait accepté l’invitation et le résultat du vote lui avait été favorable (par une confortable majorité) ; oui, il y avait eu de méchantes blagues, de vilaines histoires, par exemple celle du rat qui s’était fait piéger dans le grenier de l’Association des agriculteurs, ou l’histoire de ce petit bébé noir qui était allé au ciel, qui avait reçu ses petites ailes noires, des ailes de chauve-souris, et Ben Conveigh qui racontait à tout le monde que la seule raison de l’élection de John Freemantle, c’était que le temps de la foire approchait et qu’on avait besoin d’un Nègre pour faire l’orang-outan. John Freemantle faisait semblant de ne pas entendre ces choses et, rendu chez lui, il citait la Bible – « Heureux les humbles de cœur » et « Tu récolteras ce que tu as semé ». Et sa citation favorite, prononcée non pas dans l’humilité du cœur mais dans la folle espérance de celui qui attend « Les petits hériteront de la terre. »

Peu à peu, il avait su apaiser ses voisins. Pas tous, pas les féroces comme Ben Conveigh et son demi-frère George, pas les Arnold et les Deacon, mais tous les autres. En 1903, ils avaient dîné avec Gary Sites et sa famille, dans la salle à manger, exactement comme un Blanc.

En 1902, Abigaël avait joué de la guitare à l’Association, pour le concours des Blancs, à la fin de l’année. Sa mère ne voulait pas du tout, c’était une des rares fois où elle s’était opposée à son mari devant les enfants (mais les garçons étaient déjà bien grands, et John avait les cheveux plus sel que poivre).

– Je sais bien comment ça s’est passé, avait dit sa mère en pleurant. Toi et Sites, et puis Frank Fenner, vous avez tout arrangé entre vous. Eux je comprends, John Freemantle, mais toi, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Ce sont des Blancs ! Tu sors avec eux dans la cour, et tu parles de ton maïs ! Tu peux même aller en ville et prendre un coup avec eux, si Nate Jackson te laisse entrer dans son saloon. Parfait ! Je sais bien ce qu’on t’a fait subir ces dernières années – je sais parfaitement. Je sais que tu continuais à sourire, quand ton cœur devait brûler comme un feu de broussailles. Mais cette fois c’est différent !

C’est ta fille ! Qu’est-ce que tu vas dire si elle monte sur l’estrade avec sa jolie robe blanche, et qu’ils se mettent à rire d’elle ? Qu’est-ce que tu vas faire s’ils lui lancent des tomates pourries, comme quand Brick Sullivan a voulu chanter avec les Nègres ? Qu’est-ce que tu vas dire si elle vient te voir avec sa robe pleine de tomates écrabouillées, et qu’elle te demande : « Pourquoi, papa ? Pourquoi est-ce qu’ils ont fait ça, pourquoi est-ce que tu les as laissés faire ? »

– Eh bien, Rebecca, avait répondu John, je crois que le mieux, c’est qu’elle et David prennent la décision.

David était devenu son premier mari quand, en 1902, Abigaël Freemantle était devenue Abigaël Trotts. David Trotts était un Noir qui travaillait comme valet de ferme du côté de Valparaiso une trotte de près de cinquante kilomètres chaque fois qu’il venait lui faire sa cour. John Freemantle avait dit un jour à Rebecca que ce bon vieux David s’était bien fait prendre au piège et que pour trotter, David Trotts avait appris à trotter. Beaucoup s’étaient moqués de son premier mari, tous ceux qui disaient : « Pas difficile de voir qui porte la culotte dans cette famille. »

Mais David n’était pas une lavette. C’était tout simplement un homme calme, réfléchi. Et lorsqu’il avait dit à John et Rebecca Freemantle : « Quand Abigaël croit qu’il faut faire quelque chose, eh bien moi, je pense qu’elle a raison », elle aurait voulu l’embrasser et c’est alors qu’elle avait dit à sa mère et à son père qu’elle allait devenir sa femme.

C’est ainsi que le 27 décembre 1902, enceinte de trois mois, elle était montée sur l’estrade de l’Association des agriculteurs dans le silence de mort qui avait suivi l’appel de son nom. Tout de suite avant, Gretchen Tilyons avait dansé le french cancan montrant ses chevilles et son jupon aux hommes qui hurlaient, sifflaient, tapaient des pieds.

Debout dans l’épais silence, le visage et le cou tellement noirs dans sa robe blanche toute neuve, le cœur battant à tout rompre, elle se disait : J’ai tout oublié, je ne me souviens plus d’un seul mot, j’ai promis à papa de ne pas pleurer, quoi qu’il arrive mais Ben Conveigh est là, et quand Ben Conveigh va crier NÉGRESSE, alors je vais sûrement pleurer, je n’aurais jamais dû venir ici, pourquoi, pourquoi ?

Maman avait raison, j’aurais dû rester a ma place, maintenant je vais payer…

La salle était remplie de visages blancs qui la regardaient. Toutes les chaises étaient occupées. Il y avait même des gens debout au fond de la salle. Les lampes à pétrole crachotaient. Les rideaux de velours rouge étaient ouverts et retombaient en grosses vagues retenues par des cordons dorés.

Elle pensait : Je suis Abigaël Freemantle Trotts, je joue bien de la guitare et je sais chanter ; pourtant, personne ne m’a jamais appris.

Et elle se mit à chanter The Old Rugged Cross dans le silence étouffant, ses doigts courant sur les cordes de la guitare. Puis, un peu plus fort, How I Love My Jesus et plus fort encore, Camp Meeting in Georgia. Et les gens se balançaient maintenant, presque malgré eux. Certains souriaient, d’autres se tapaient les genoux en cadence.

Ensuite, un pot-pourri de chansons de la guerre de Sécession : When Johnny Comes Marching Home, Marching Through Georgia, et Goober Peas (encore plus de sourires pour le dernier morceau ; combien de ces hommes, vétérans de la Grande Armée de la République, avaient dévoré leur ration de fayots au bivouac). Puis elle avait terminé avec Tenting Tonight on the Old Campground et, comme le dernier accord s’évanouissait dans le silence, elle s’était dit : Et maintenant, si vous voulez lancer vos tomates, allez-y, ne vous gênez pas. J’ai joué et j’ai chanté de mon mieux, j’ai bien joué, j’ai bien chanté.

Le dernier accord s’éteignit dans le silence un silence si long qu’on aurait cru que tous ces spectateurs, assis sur leurs chaises, et les autres debout au fond, avaient été emportés au loin, si loin qu’ils ne pouvaient plus retrouver leur chemin. Et c’est alors que les applaudissements avaient crépité dans la salle, l’avaient emportée dans une longue vague chaude qui la fit rougir, elle qui ne savait plus quoi faire, les joues en feu, tremblant de tout son corps. Elle avait vu sa mère qui pleurait à chaudes larmes, son père et David, leurs immenses sourires.

Elle avait voulu descendre de la scène, mais on criait partout bis ! bis ! Alors, elle avait joué Digging My Potatœs. Une chanson un peu osée, mais Abby s’était dit que, si Gretchen Tilyons pouvait montrer ses chevilles, rien ne l’empêchait de chanter une chanson un tout petit peu paillarde. Après tout, elle était mariée.

Il est venu dans mon jardin

Tripoter mes p’tites patates Et maintenant qu’il est parti Dans mon ventre y a un melon tout p’tit

le fléau
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